Ca y est, il est l’heure pour moi de quitter l’île de Pâques, cet endroit hors du temps où j’ai passé un séjour magique. Je débarque à Santiago au petit matin, bouffie de sommeil et de préjugés négatifs sur cette langue de terre, où j’ai passé quelques semaines dix ans auparavant. Je suis décidée à n’y rester que quelques jours, avant de filer dans le nord de l’ Argentine. D’autant plus que l’automne ici est déjà sérieusement entamé. Je grelotte dans le petit terminal domestique et ôte la fleur en plastique qui ne quitte que rarement mon oreille depuis mon départ de Tahiti. Je suis sceptique. J’ai tort car je m’apprête à redécouvrir et tomber sous le charme de ce pays et ses habitants.
Santiago, la ville polluée de laquelle je n’arrive plus à décoller.
Nico, son écharpe et son manteau m’accueillent, moqueurs, alors que je commence à peine à réaliser que le débardeur n’est pas le vêtement de circonstance et que je regarde frénétiquement ma montre, perdue (une fois n’est pas coutume) dans le décalage horaire. J’ai rencontré Nico sept mois plus tôt dans une auberge de jeunesse à Osaka. Après avoir discuté un quart d’heure et échangé nos Facebook, nous avons perdu contact et je suis donc assez surprise de son enthousiasme débordant lorsque je lui annonce mon passage sur Santiago quelques jours plus tôt, et encore plus de son insistance à venir m’accueillir à l’aéroport. Nico est excessivement sympathique, de même que sa famille, qui m’accueille comme une amie de longue date. Sa soeur déménage pour me laisser sa chambre, sa mère enlève, pour moi, la viande du menu du déjeuner et son père, le nez derrière son journal, me commente l’actualité chilienne et cherche dans sa mémoire, les quelques mots de français qu’il a un jour maitrisés. Nous partons en promenade dans le centre et je suis émerveillée par ces rues et bâtiments, qui, autrefois, me paraissaient gris et sans intérêt. De la cathédrale au palais présidentiel, des belvédères d’où l’on ne voit rien -pic de pollution oblige- aux grandes artères débordantes d’animation en ce samedi après midi, je peine à suivre Nico et masque avec difficultés ma fatigue et mes lacunes en histoire chilienne. Et quand à ma question “pourquoi les drapeaux sont en berne?”, il me répond “parce qu’il n’y a pas de vent”; je me sens à peine stupide et me dis que l’heure est venue pour nous d’aller continuer nos discussions autour de verres de Pisco, l’alcool national. Nico est étudiant en droit, en grève depuis quelques semaines pour protester contre l’augmentation des frais de scolarité dans les universités dites “publiques”, qui contraint les étudiants à s’endetter de plusieurs milliers de dollars, sans aucune garantie de trouver un poste, une fois leur diplôme en poche. Guidé par son militantisme, il choisit un bar tenu par les dirigeants d’un journal satirique d’opposition (l’équivalent de notre “canard enchaîné”). Bien évidemment, je ne comprends aucune des références cachées derrière les noms des cocktails et Nico ne s’impatiente même pas quand, au bout de 45 minutes, il m’explique pour la cinquième fois lequel est en prison, lequel est parti avec la caisse, et pourquoi leur présidente est de moins en moins populaire. Pour pimenter cette leçon d’histoire politique, j’ai eu la joyeuse idée de commander un “terremoto” (tremblement de terre), cocktail en vogue chez la jeunesse chilienne, mélange de vin, de Fernet et de glace à l’ananas, qui porte bien son nom et ne fait pas bon mélange avec les trentenaires ayant passé la nuit dans un avion.
Le lendemain, je quitte la famille de Nico pour me rendre chez Sergio, Isabela et Cristobal. Je connais encore moins Sergio que je ne connaissais Nico puisqu’il est l’ami d’un autre chilien croisé en Russie, lequel, ne pouvant me recevoir, a fait des pieds et des mains pour me trouver un toit. Je commence sérieusement à envisager de mettre le chilien à côté du kiwi et du japonais dans mon classement des nationalités bisounours et je franchis le pas quand je découvre que j’ai une chambre de reine et des nouveaux collocs temporaires incroyablement gentils et intéressants. Cela fait à peine 48h que je suis à Santiago et je m’y sens déjà comme un poisson dans l’eau; je vais courir le matin, le concierge de l’immeuble connait mon prénom et m’accueille toujours armé de son plus grand sourire, de même que celle qui est à l’accueil du musée des droits de l’homme, devenu ma deuxième maison. Alors chaque jour, je me dis “demain, je pars pour le nord”, et chaque lendemain, je n’ai pas bougé d’un poil. Surtout que mes nouvelles copines chiliennes rencontrées sur l’ile de Pâques, Natalia et Carolina, sont revenues à Santiago et qu’elles ont entrepris de me faire découvrir leurs coins et recettes préférés de la capitale, parmi lesquels, une autre colline surplombant les gaz d’échappement et des grains de blé baignant dans des pêches au sirop…Santiago est devenue pour moi le symbole des rencontres fortuites et amitiés accélérées. C’est ainsi que par le plus grand des hasards je rencontre Felipe, ami d’amie de Xavier, mon locataire unique et préféré, et que je le convaincs sans mal de me suivre pour quelques jours dans le nord du pays. J’aime le Chili.
Pisco, trompette et voute céleste magique dans la “valle del elqui”
Je connais Felipe depuis quelques heures et il ne nous en faut pas plus pour que nous partagions biscuits, doutes existentiels et questionnements professionnels dans le bus qui nous conduit à Pisco Elqui. Situé au fond d’une vallée qui porte son nom, ce village est l’épicentre de la production de Pisco et le tourisme y connait un regain depuis plusieurs années. Il faut dire que c’est un cocon où il fait bon vivre, perdu au milieu de vignes, cactus et montagnes colorées. Avec Felipe, nous nous entourons d’une équipe internationale composée d’un autrichien, une nord américaine, deux canadiennes, une belge, un suisse et devenons en un rien de temps les meilleurs amis de Santiago, patron de l’auberge. Un personnage mi chaman-mi rêveur, au rire contagieux, qui a vécu dans le sud de la France pendant de nombreuses années, et qui est un catalogue d’anecdotes cocasses à lui tout seul. Autour d’un barbecue, le pisco coule à flots, de même que les mots issus d’une langue proche de l’Esperanto, créée pour l’occasion. L’ambiance est animée, bienveillante et musicale, et lorsque Antoine, le suisse, sort sa trompette et que, l’orgueil de chacun d’entre nous en prend un sacré coup (car faire sortir ne serait-ce qu’un son d’une trompette quand on est débutant, c’est mission impossible), je suis prise de la plus longue crise de fous rires de toute ma vie. Le tout sur fond d’étoiles qui filent sous mes yeux. J’aime le Chili.
Pendant la soirée, l’un de nous avait proposé de nous lever à l’aube pour aller voir le soleil pointer le bout de son nez derrière les montagnes (et tous de penser en coeur que l’enthousiasme serait retombé en même temps que notre taux d’alcoolémie). Lorsque quelques heures plus tard, nous sommes presque tous au rendez-vous, chaussures de rando au pied, nous nous étonnons et auto-congratulons pendant de longues minutes, avant de réaliser qu’aucun n’a retenu les conseils de Santiago sur la route à suivre. Qu’à cela ne tienne, nous commençons à marcher dans la nuit noire, encouragés/effrayés par les aboiements des chiens errants, nous trouvant tour à tour nez à nez avec des chevaux ou des barbelés. Au bout de deux heures qui me paraissent interminables (eu égard au fait que ma lampe frontale, complètement déchargée, n’éclaire plus rien du tout et que, par conséquent, je glisse sur les cailloux en continu et tombe par intermittence), nous décrétons que la montagne sur laquelle nous nous trouvons est la bonne, partageons maté et reprenons les félicitations à notre encontre. Avant de réaliser que l’on s’est complètement planté de cap et que le soleil vient de sortir derrière notre dos. Alors nous abdiquons en riant, prenant des photos de saut (mon obsession du voyage- inutile de le préciser), et rentrons en chantant l’hymne national canadien qui nous trotte en tête depuis la veille.
Je retrouve Felipe qui a eu l’excellente idée de ne pas nous suivre dans notre folie nocturne et nous partons en vélo explorer les environs. Les points de vue sont splendides, les côtes dévastatrices pour mes mollets déjà exténués. Nous allons jusqu’à un marché artisanal où Felipe consulte une cartomancienne locale pendant que moi, ayant trop peur de l’avenir qu’elle pourrait m’inventer, je me contente de regarder les bagues et les boucles d’oreille, de façon très terre à terre. Dans un élan d’hyperactivité qui est le nôtre depuis notre arrivée, nous poursuivons notre séjour avec une balade à cheval, au milieu des montagnes, puis allons enrichir nos connaissances sur la fabrication de Pisco dans une distillerie. Je souris en voyant Felipe, auquel le séjour prolongé en France a conféré une aptitude à la critique très aiguisée, se plaindre de la qualité des produits offerts à la dégustation. Puis, en bon français, ne rien acheter :). La vallée de l’Elqui est la terre natale de Gabriela Mistral, poétesse chilienne ayant obtenu le prix Nobel de littérature dans les années 50. Je n’ai jamais rien lu d’elle et pourtant je me passionne pour sa biographie, recouvrant les murs de la “maison-musée” que nous visitons. Nous consacrons notre dernière soirée à l’observation d’étoiles au télescope, dans une des meilleures régions du monde pour ce faire (le nord du Chili concentre en effet les sites d’observation les plus reconnus au niveau international et les astronomes s’y bousculent). A peine arrivée sur le site, je vois deux étoiles filantes et me presse d’allonger ma liste de voeux. Il n’y a aucun nuage dans le ciel, irréel, et malgré le froid qui nous glace les pieds, nous buvons les paroles de notre guide et voyons tour à tour des nébuleuses, Saturne, étoiles dont j’ai bien entendu oublié les noms à la luminosité et aux couleurs incroyables. Felipe bat fièrement son record d’étoiles filantes vues en une soirée pendant que je me répète à intervalles réguliers que ce pays est celui de tous les possibles. J’aime le Chili.
Il était une fois le désert d’Atacama
Près de 24h après avoir quitté Pisco Elqui, mon bus arrive aux aurores à Calama, ville du désert d’Atacama connue pour abriter la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde. Ville également caractérisée par un taux d’insécurité significatif. Quelques jours auparavant, Marie et Nico s’y sont fait voler leur sac à dos et j’y débarque donc à reculons. Prévoyant initialement – avant que beaucoup de chiliens ne m’en dissuadent- d’y passer une nuit, j’avais contacté Reinaldo via couchsurfing. Celui-ci me suggère de regagner directement San Pedro de Atacama, d’où je pourrais également prendre mon bus pour l’Argentine. Ne se contentant pas de chercher pour moi les horaires de bus, il vient m’accueillir à 6h du matin à la station et m’escorte jusqu’à l’autre station de bus, veillant à ce que personne ne regarde de trop près mes effets personnels et ne retournant vaquer à ses occupations qu’une fois m’ayant mise sur la route de San Pedro, après une accolade comme si nous étions des amis d’enfance. Cette gentillesse et ce dévouement gratuits, couplés à la vue de mon portable bien au chaud dans mon sac, me donnent le sourire pour la journée.
Je retrouve Marie, Nico et Abdel rencontré sur l’ile de Pâques; à peine le temps d’entendre le récit de leurs péripéties, nous partons louer des vélos pour la vallée de la lune, l’une des attractions majeures du désert. Inutile de s’étendre sur le fait que nous nous perdons dès les premiers kilomètres et arrivons à bout de souffle, deux heures plus tard, à l’entrée du parc (cela devient trop récurrent dans ce blog, j’imagine aisément que nos lecteurs puissent s’en lasser :p). Le paysage est lunaire (non, sans blague?): des formations rocheuses ocre couvertes de sel à l’infini, des volcans pouvant sérieusement rivaliser avec ceux de la Nouvelle-Zélande, et une immense dune de sable d’où je loupe mon dernier coucher de soleil du voyage (à suivre prochainement sur lesbelleshugues.fr, un article entièrement dédié à ma capacité à me perdre et à rater les levers/couchers de soleil). La nuit tombe tôt et très vite ici, nous pédalons à toute allure pour la devancer, surplombés par un ciel passant du rouge au violet et tachant de rester en groupe pour profiter de l’intelligence de ceux qui ont pensé à prendre une lampe. La nuit est déjà noire quand nous arrivons à San Pedro, petit village aux rues en terre et aux échoppes colorées. Etrange de me dire que c’est ma dernière soirée avec Marie, qui continue sa route en Bolivie tandis que je pars le lendemain retrouver mes vieilles amours argentines. Les belles hugues, c’est fini :/
Le lendemain matin, je suis bien songeuse sur mon caillou à attendre que la neige bloquant l’accès à la frontière argentine veuille bien fondre. Dans le kiosque minuscule où je fais de savants calculs pour dépenser de manière optimale mes derniers pesos en gateaux et bonbons, le vieux monsieur qui le tient regarde avec étonnement mon joli billet vert de 500 francs pacifique. Après lui avoir expliqué où se situe et à quoi ressemble Tahiti, science fiction pour lui qui n’a jamais quitté San Pedro, je lui offre mon billet en souvenir. Alors il me dit d’attendre, fouille dans ses cartons et me tend, avec son sourire édenté, un paquet de cookies double chocolat. Je suis tellement à fleur de peau que ce troc en plein milieu du désert me donne les larmes aux yeux. Je reviendrai au Chili.